LA LOI D’AMNISTIE SOULÈVE DES CONTROVERSES AU SÉNÉGAL : DÉBATS ENTRE JURISTES ET POLITICIENS

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La position de Me Aïssata Tall Sall, ministre de la Justice au moment du vote de la loi, est plus catégorique. L’ancienne Garde des Sceaux évoque des obstacles liés à l’abrogation. « Ils n’ont qu’à essayer d’abroger la loi d’amnistie. C’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire et c’est une spécialiste qui vous parle, sous le contrôle de mes confrères. En droit pénal, il y a ce qu’on appelle l’intangibilité des droits acquis et la non-rétroactivité des lois. Certaines personnes bénéficient de la loi d’amnistie, particulièrement l’actuel président de la République et son Premier ministre, qui sont sortis de prison grâce à cette loi. Et la non-rétroactivité ne permet pas à une loi qui abroge cette loi d’amnistie de rétroagir et d’aller chercher des actes couverts par celle-ci », a déclaré la nouvelle parlementaire lors d’une conférence de presse des élus de la coalition « Takku Wallu Sénégal ».

La jurisprudence internationale comme panacée ?

Son argumentaire est battu en brèche par Amadou Bâ de Pastef. « Les crimes du régime Macky ne peuvent être couverts ni par l’immunité, ni par l’imprescriptibilité, ni par l’impunité. Ce sont, pour le coup, des crimes et délits intangibles, car pouvant relever de ceux définis et punis dans le statut de Rome sur la Cour pénale internationale et qui ne peuvent être couverts par aucune loi d’amnistie, d’amnésie ou d’immunité », tranche catégoriquement le député.

Poursuivant, il ajoute : « Quand on sortira les rapports d’autopsie et de non-autopsie des 80 manifestants non armés, démontrant qu’ils ont été savamment exécutés de façon coordonnée et grâce à des moyens de répression d’État spécialement achetés à cette fin ; qu’on démontrera que le procureur, le ministre de la Justice et le président de la République ont refusé ou empêché l’ouverture d’enquêtes, et ont précipité les enterrements pour cacher la vérité aux familles ; qu’il sera établi que toutes les victimes (morts, blessés, emprisonnés, exilés) appartiennent à un même parti politique, et qu’elles étaient traquées sur l’ensemble du territoire de façon systématique ; aucune loi d’amnistie ne pourra empêcher que les auteurs de ces crimes de masse échappent aux fourches caudines de la justice », a-t-il écrit sur sa page Facebook.

L’ancien ministre de la Justice, Garde des Sceaux, Ismaïla Madior Fall, a émis un avis contraire. « Après la controverse juridico-politique sur « l’abrogabilité » ou la « révocabilité » ou encore l’annulation de la loi sur l’amnistie de 2024, il conviendra de faire place au juge constitutionnel qui pourra se prononcer bien avant ou juste après l’adoption de ladite loi. Il ne restera qu’à s’incliner devant le verdict des Sages », a déclaré l’ancien ministre.

Juriste publiciste, Amadou Guèye, président du mouvement « Yitté », a soutenu dans une tribune qu’il y a « une part de manipulation ou d’ignorance dans les propos de Me Sall Aïssata Tall ». Selon lui, « le premier véritable problème de cette loi d’amnistie du régime précédent est qu’elle couvre des faits non jugés. Cela blesse à jamais les victimes et freine la sécurité juridique ». Ainsi, M. Guèye estime que « ne serait-ce que sous cet angle, elle mérite d’être modifiée, ou tout simplement abrogée, même de façon partielle ».

À son avis, il n’y a aucun obstacle à l’abrogation et que « la pire insécurité serait de laisser à tout régime politique la latitude, ou la malveillance, de pouvoir commettre autant de crimes, et même de génocide, pourquoi pas, sans pouvoir être poursuivi, juste sous la tutelle de la sécurité juridique ». Car, poursuit le juriste, « il suffira juste de voter « sa loi d’amnistie » pour se protéger et par la suite invoquer le principe de la non-rétroactivité entériné par l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) de 1789, auquel (principe) la loi n’assigne que les trois exceptions connues de tous, à savoir les lois pénales plus douces (principe de la rétroactivité in mitius), les lois interprétatives et les lois civiles expressément rétroactives. Ainsi, chaque régime aura « sa loi d’amnistie » pour échapper à toute forme de poursuite ».

Cette controverse autour de la loi d’amnistie soulève des questions cruciales sur la justice et l’impunité au Sénégal, mettant en lumière les tensions persistantes entre les différentes factions politiques et juridiques du pays.