AMNISTIE AU SÉNÉGAL : DÉBATS SUR L’IMPRESCRIPTIBILITÉ DES CRIMES GRAVES

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Le directeur de cabinet du ministre de la Justice du Sénégal de 2017 à 2019, le Pr Meïssa Diakhaté, a rappelé, dans une contribution, que « des États comme le Sénégal ont volontairement souscrit à des engagements internationaux qui consacrent le principe de l’ »imprescriptibilité » de certaines infractions graves au sens de l’article 29 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) ». Il a cité, à titre illustratif, « le crime contre l’humanité en cas de torture ou d’actes inhumains causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique et psychique inspirés par des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste ».

Bien que partageant la même vision que le Pr Diakhaté, Me Amadou Aly Kane souligne qu’il existe des obstacles à l’abrogation de la loi d’amnistie. « En votant la loi, le législateur était dans une logique d’oublier des faits précis. Donc, il est interdit de parler des faits qui ont été amnistiés or, on ne peut pas abroger la loi sans débat. Le faire, ce serait une violation de la loi », a-t-il argué. Néanmoins, il précise qu’il est possible d’exclure certains faits de l’amnistie, notamment ceux touchant aux crimes internationaux, tels que les actes de torture, qui sont des infractions imprescriptibles et ne peuvent pas faire l’objet d’amnistie.

Me Kane explique que le champ de l’amnistie peut être restreint par la jurisprudence nationale ou communautaire. Il a souligné qu’une victime de torture peut toujours porter plainte au niveau de l’ordre juridique international. Dans ce contexte, la justice peut considérer que certains faits échappent à l’amnistie. « Cela a été le cas des victimes des dictatures en Amérique latine après l’adoption de lois auto-amnistiantes par les généraux au pouvoir en son temps. Ces victimes avaient saisi la Cour interaméricaine des droits de l’homme qui a considéré que ces lois ne pouvaient pas couvrir les violations graves des droits de l’homme », illustre-t-il.

Le juriste Amadou Guèye soutient également cette position en évoquant une jurisprudence de la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, dans sa décision relative à l’affaire Marguš c. Croatie (27 mai 2014). « La juridiction a estimé que les poursuites pénales portant sur des crimes de torture et de mauvais traitements ne devaient faire l’objet d’aucune prescription et qu’aucune amnistie ne devait être tolérée à leur endroit, et que les mesures d’amnistie étaient généralement incompatibles avec l’obligation d’enquêter sur les infractions graves, notamment les crimes de guerre, et de poursuivre les auteurs présumés », a-t-il indiqué.

En somme, pour le président du mouvement « Yitté », « l’amnistie neutralise toute idée de poursuite, certes, mais, en vertu du principe du parallélisme des formes, le même législateur qui la vote peut l’abroger ». M. Guèye souligne que cette amnistie est « tristement impertinente, car protégeant une dizaine de Sénégalais au détriment de milliers d’autres (plus de 80 morts, des disparus, des handicapés…) ».

Ces débats autour de l’amnistie soulignent les tensions qui existent au Sénégal concernant la justice, la responsabilité et la nécessité de rendre des comptes pour les actes de violence politique. La question de l’imprescriptibilité des crimes graves continue d’alimenter la réflexion sur l’avenir des droits humains dans le pays.